Sa Femme à Job
Oh, ben là, j’suis bien lassée! Pasque c’est pas l’tout d’vende des patates, ben d’abord faut les préparer, les cuire et tout et tout, et pis après, quand t’as eu fini, et ben faut tout ranger, et pis nettoyer et puis faire la vaisselle avant d’en avoir le temps d’en boire un café. Oui, bon, des fois, c’est un p’tit coup d’rouge! Bon ben quoi, ça peut pas faire du mal. Et pis d’abord, ça c’est pas souvent, et qu’est-ce que ça peut bien vous faire, après tout, c’est pas vos oignons, j’suis assez grande pour faire c’que j’veux, non? Hein, quoi? Pas assez grande, assez vieille! Ah ben merci! Pour la politesse vous r’passerez! Z’êtes pas du genre à faire des croupettes, vous! Non mais là, j’vous parlais d’mon ménage. Oui, c’est vrai que si j’avais un coup d’main des fois, ça m’rendrai bien service. Mais qui tu veux qu’il fasse? Mon bonhomme? Ah ben on voit qu’vous les connaissez pas les bonshommes! Encore que l’mien, il est plein de bonne volonté, que quand c’est lui qui tient la boutique, i fait des efforts pour que tout soye propre. Mais, et ça c’est valabe pour tous les bonshommes, que même quand i essayent de faire, déjà qu’en plus, i sont pas nombreux, mais ceux qui font, faut toujours repasser derrière eux. Oui, pasque vraiment, c’est pas leur truc, et qu’i y a toujours des choses qui vont pas! T’as toujours la toile, ou l’balai, ou les deux qu’a pas voulu s’approcher à moins d’un mèt’ du mur, ou les traces sur l’évier, que soit disant ça s’voit pas, mais si qu’ça s’voit! Et pis moi je l’sais d’abord! Bon encore que, moi, avec mon mien, ça va, j’ai pas trop à m’plaindre, au moins il essaye. J’suis pas du genre à dire du mal des gens, mais y en a des, j’vous jure, des vrais gorets! Et pis tu dirais qu’ça les gênent pas de viv’ dans la merde! Scusez-moi pour le mot, mais j’en vois pas d’aut’. Pire, tu dirais qu’i z aiment ça! Tiens, prends Job, oui, Job Lagadou, çui-ci qu’a sa maison sur la route du Vern. Ah ben çui-ci, i mérite bien son nom! Encore que c’est pas son vrai nom, son vrai nom, c’est Bagadou, que c’est, mais sur ses papiers, c’est écrit Lagadou. Mais ça, c’est la faute à l’employé de la mairie qui y avait de quand il était né.
Jean Loussouarn que c’était, que c’est lui qui s’était trompé en le marquant sur le registre, mais bon, il est mort maintenant, on va pas l’accabler. Et pis, c’est aussi un peu la faute à son père, son père à Job, pas çui à Jean, pasque d’une part, i s’était aperçu de rien le Fanch, alors qu’c’était son nom quand même, il aurait dû voir, mais en plus, vu la raouette qu’i s’étaient mise, les deux, y a pus personne qu’était en état d’voir quoi que ce soit! Faut dire qu’un accouchement, c’est encore moins un truc pour les bonshommes que l’ménage. Qu’i savent pas où s’mette, qu’i sont dans nos pattes à nous emm…bêter. Et c’est là, à geindre et à s’lamenter pire que si c’était eux qu’avaient mal. Quand y en a pas un qui tombe dans les pommes ou qui s’met à dégobiller! Non, on a pas besoin d’ça, y a déjà assez d’boulot avec la mère. Du coup, le père, et pis tous les bonshommes qu’étaient dans l’coin, y compris le Jean Loussouarn, on les avait envoyés chez Marie, Marie Quintin, qu’avait son bar pas très loin, et pis qu’é faisait épicerie aussi, pis aussi dépôt d’pain, mais ça, les bonshommes, c’était pas pour ça qui z y allaient. Que le Fanch Bagadou, tout fier pasqu’il allait en avoir un gamin, il avait arrosé toute la clique à tout va. Et pis, comme ses copains i z étaient pas bégueules, que chacun i s’en était allé d’sa tournée, et même de plusieurs! C’qui fait que quand on est v’nus pour le chercher, le Fanch, qu’il était près d’onze heure du soir, que l’accouchement avait duré longtemps, pratiquement toute la journée, vu qu’ça avait commencé le matin, j’crois bien qu’elle avait perdu les eaux en faisant son cafè, i m’sembe bien, mais j’suis pus sûre, faut dire qu' çà r'monte à plus d’quarante ans cette histoire, p’têt’ que c’était en lavant les tasses, j’sais pus, mais c’que je me rappelle bien, c’est qu’le Fanch et tous ses potes, i z’étaient beurrés pire que des galettes! Que la Marie, l’a fallu qu’elle envoye quelqu’un chez Le Fur dès le lendemain matin pour leur demander d’passer pasque son stock de rouge de la s’maine y était passé! Et que tu peux pas rester comme ça une journée sans! Que si t’en a plus du rouge, que les gens i vont ailleurs, et ailleurs, c’est pas toujours tout près! Bon, toujours est-il qu’i s’étaient rameutés, toute la bande, jusqu’à sa maison à Fanch, et qu’on avait été obligés d’les foute dehors, qu’i z étaient tous à brailler et à chanter, enfin là c’était pareil, on voyait pas la différence, et que l’Fanch avait eu bien du mal à monter l’escalier qu’allait à la chambre. Bon, il avait voulu prendre le p’tit, ça c’est normal, on l’avait laissé faire mais en restant à deux à côté d’lui, une pour tenir le gamin et l’aut’ pour le tenir, le Fanch. Après, il avait voulu envoyer le gamin d’avec lui pour le montrer à ses potes et retourner chez Marie, mais là, on a dit non, on y a repris pour le r’donner à sa mère et
il est redescendu, je m’demande encore comment qu’il a fait pour pas tomber, pour rejoindre ses copains. «Alors?» qu’i y en a un qui dit. «C’est un garçon!» qu’i répond, au moins il avait vu ça, «Et comment qu’c’est y qu’tu vas l’appeler?» que d’mande un aut’. «Job!» qu’i dit, «Job. C’est bien, Job, comme mon grand-père!» Et c’est là que l’employé d’la mairie a eu son idée de génie qu’allait tout déclencher. «Oui, Job c’est bien, maintenant, faut qu’on aille l’inscrire dans l’registre pour le déclarer. Si si, c’est bon, j’ai les clefs d’la mairie. Mais non, l’maire i dira rien! I va pas m’empêcher d’faire mon boulot quand même, non?» Et voilà, la connerie était en route. Ils ont bien réussi à écrire Job, mais au nom de Lagadou, avec un L au lieu d’un B. Et pis en belles lettres à la plume, avec de l’encre violette et tout et tout. Ah que c’était bien écrit, même si que quand t’y regardais d’un peu plus près, tu voyais bien qu’ça tremblait un peu, mais c’était écrit! Et quand c’est écrit, c’est écrit, que tu peux pas changer ou faire des ratures dans l’grand cahier de l’état civil! Et ce pauv’ Job s’est retrouvé avec ce nom là. Mais comme j’vous disais, ben finalement, ça lui va bien. Tiens l’aut’ jour, qu’i m’restait quelques patates, je m’suis dite que j’allais les lui envoyer, vu que c’était pas loin et presque sur ma route, pasque j’allais pas les laisser perdre, et que le Job, c’est pas vraiment un champion pour cuisiner. C’est pas qu’i sait pas faire, c’est plutôt l’courage qui lui manque, et ça, je l’comprends, te faire à manger quand t’es tout seul, c’est pas motivant. Oui, pasqu ‘il est tout seul, le Job. Non, il est pas marié, et pis ses parents sont partis depuis que’que temps déjà, c’est pour ça qu’il a la maison, et pis un peu d’sous qu’i z avaient mis de côté pour lui, mais non, i s’était pas marié. C’est pas faute de rencontrer du monde, pasque ça, des gens, il en voyait pasqu’il avait eu un temps travaillé à la poste, à faire le facteur, mais il avait dû arrêter pasqu’il avait eu un problème à son pied. Bon après, il avait pas repris pasqu’il avait perdu ses parents et qu’avec la maison et les sous, il avait bien assez pour vivre tranquillement. Bon, c’était pas un millionnaire, mais il avait assez pour lui. Mais p’têt pas assez pour se marier, pasque quand même, il était un peu radin. Enfin bref, voilà qu’j’arrive avec mes patates et que je frappe à sa porte. Bon, comme ça répondait pas mais qu’c’était ouvert, je rentre en m’disant qu’j’allais lui laisser dans sa cuisine et qu’il les trouverai bien, et là, t’aurais vu l’bourrier! Un vrai cafard d’homme comme i disent certains! Des poubelles partout, des bouteilles vides surtout, et d’la crasse sur les murs et pis les meubles! Que sa tab’ en formica, é devait pus s’souvenir qu’elle avait été blanche un jour, et puis aussi de la vaisselle sale qui devait dater d’avant la guerre. Le v’là
qu’arrive, i s’en rev’nait de d'ssus l'seau et j’aurais pas voulu voir comment qu'c'était de par là-bas vu l’reste, et là, j’ai pas pu m’en empêcher, pourtant, c’est pas mon genre non plus de m’mêler des affaires des aut’, mais là non. «M’enfin Job, t’as vu un peu tout c' foutoir dedans ta maison! Un bon gars comme toi, quand même! Y va êt’ temps qu’t’y fasse quelque chose. Prends toi donc une femme de ménage!» «Quoi! Payer quelqu’un pour faire du ménage! Ah ça non!» «Ben, t’as bien les moyens quand même, et ça t' coût'rait pas grand-chose. Et pis d’abord, que quand tu t’en va voir la Dominique, là-bas su’ l’ port, ah là, t’es pas gêné pour sortir tes gouennecs avant d’sortir aut’ chose. Que même si t’as des boutons sur tes poches, i sont pas plus durs à ouvrir que ceux de ta braguette! Ben si que j’suis au courant, ben tout l’monde le sait au village. Bon, y a pas d’mal à ça, faut bien que nature se fasse, mais tu pourrais en garder un peu d’ces sous là pour payer une femme de ménage un coup de temps en temps. Une fois par semaine, déjà, ça serait bien.» «C’est pas une question d’argent! Mais payer pour du ménage, jamais! Ah ça non! J’suis bien capabe de passer l’balai tout seul, d’ailleurs tout l’monde devrait faire comme moi! Payer pour du ménage!» «Ah ça c’est sûr, si tout le monde passait l’balai comme toi… Mais j’suis pas v’nue pour m’embrouiller la tête avec toi, j’suis v’nue t’apporter des patates. T’as qu’à les réchauffer cinq minutes au four, pas plus pasque sinon le fromage y va crâmer, mais tu peux aussi les manger comme ça, froid c’est bon aussi, avec un peu d’vinaigrette si t’as l’courage d’en faire.» Et me r’voilà partie pour rentrer chez moi, en m’disant qu’j’allais p’têt’ repasser pour lui en faire un peu d’ménage, mais non, j’avais déjà bien à faire avec le mien. Bon j’verrai avec Yvonne Le Hir, qu’elle en fait des heures de ménage mais je sais qu’elle a des moments d’creux. Et pis elle, elle en a du caractère, elle arrivera p’têt’ à le convaincre de lâcher une poignée de brouzoufs pour ça. Finalement, c’est quelques jours plus tard que l’"événement" s’est produit. Ça s’est passé au bourg, au PMU plus précisément, pendant une partie de dominos. Y avait là Job, qu’était avec Pierre Quintin, son fils à Marie, et puis Michel Eveno, çui-ci qui tenait le garage avant, et aussi un des fils Guého, j’sais pus l’quel, j’crois c’était Jean-Mich, çui qui travaille à l’arsenal, et donc qu’avait fini sa journée depuis longtemps vu qu’on était aux environs de trois heures. Ils étaient là à poser leurs dominos, les claquant et tapant sur la table, tout
en buvant un p’tit coup d’rouge évidemment, pour faciliter la concentration intellectuelle et la réflexion tactique (faut compter un verre de rouge pour deux dominos, parfois plus selon la difficulté de la partie) quand tout d’un coup, v’là mon Job qui s’lève manquant renverser la table tout en gueulant : «J’veux une femme, i m’faut une femme!» Les autres sont restés à l’regarder, interloqués et ne sachant ni quoi penser, ni quoi dire, ce qui est plus rare. C’est Pierre le premier qu’a retrouvé ses esprits. Enfin j’dis "ses", c’est façon d’parler, un, c’est déjà pas mal pour un bonhomme. «Eh ben Job, qu’est-ce qui t’arrive? Et qu’est-ce que t’irait t’emmerder avec une bonne femme? Et que si t’en avais une, tu crois qu’é t’laisserai v’nir jouer aux dominos avec nous?» «J’m’en fous!» qu’i répond Job, «J’en veux une pour m’faire à manger et puis l’ménage, la lessive… et puis la chose aussi, tant qu’à faire. J’demande pas grand-chose, que diable!» Une voix surgit de derrière le bar «Et tu veux pas qu’é tonde ta p’louse en plus! Avec une mentalité pareille, ça m’étonne pas qu’t’en aies jamais trouvé! Et c’est pas près d’arriver, ça tu peux m’croire!» C’était Séverine, la serveuse, sa fille à Marie-Thérése Guérin. Et on peut dire qu’elle avait un peu raison la p’tiote! Du coup, vexé, il est parti, le Job, pour se rentrer chez lui. Bon, c’qu’il a fait le reste de l’après-midi, on sait pas, il en a rien dit. Ça qu’on sait, et c’est c’qui nous a raconté après, c’est que sur les coups d’sept heures, quelqu’un a sonné à sa porte. Job, ça l'a bien surpris. Il était persuadé qu’é marchait pus sa sonnette, et comme chez nous, personne sonne, on préfère toquer à la porte pasque ça fait moins d’raffut, ben du coup, il l’avait jamais réparée. Du moins, c’est c’qui croyait, pasque là, i venait de l’entende! Bon, i va ouvrir. «Bonsoir Job» la voix caverneuse lui glaça les entrailles mais la vision de ce qu’il avait devant lui lui foutu trouille encore plus car c’était le diable. Oui, le diable, Satan en personne. Mort de trouille, Job claqua la porte et alla se planquer dans sa cuisine, accroupi sous l’évier, un grand couteau à la main. Combien de temps il est resté là à attendre, tout tremblant et claquant des dents? Ben toute la nuit, en fait, car quand i s’est réveillé, ben c’était l’matin déjà. «J’ai dû rêver.» qu’i s’est dit, «ou alors, c’est l’rouge du PMU qu’était périmé!» C’est seulement quand il est sorti de chez lui qu’il a compris que ce n’était ni l’un ni l’autre. Accrochée à sa porte, il y avait une lettre. Job la prit, c’était une lettre que le diable il lui avait écrite :
quand même, i voulait pas gueuler et rameuter les voisins. «M’sieur l’diab’, m’sieur l’diab’. Voilà, c’est d’accord, euh, pour la femme que vous voulez bien m’donner.» Et i s’regarda en disant, toujours à voix haute : «J’ai vraiment l’air un peu con comme ça!» «Non, Job, tu n’as pas l’air con, au contraire, tu as fait le bon choix.» Job se retourna d’un coup, le diable était là, devant lui, un peu moins impressionnant comme ça, avec la lumière de l’ampoule, mais Job avait quand même un peu les pétoches. «Bonsoir M’sieur…» qu’i commença «Ben, pardon, mais comment que j’dois vous appeler» «Oh, tu m’appelles comme tu veux. On m’a donné tellement de noms et de surnoms que ça n’a plus beaucoup d’importance. Tu peux même m’appeler Lulu si ça te chante. L’important, c’est qu’on fasse appel à moi, comment, c’est secondaire.» «Bien M’sieur Lulu, mais, attendez…» Job attrapa un torchon, essuya la chaise et passa un coup sur la table. «Voilà, assiyez-vous.» Le diable s’assit et fit apparaître trois liasses de parchemins qu’il posa sur la table, ainsi qu’une plume, noire comme celle d’un corbeau, avec une sorte de griffe métallique au bout. Il tourna les documents vers Job en lui désignant des endroits sur les pages. «Voilà, tu signes ici, ici, et ici, tu paraphes chaque page… Tu mets tes initiales en bas de chaque page, c’est ça que ça veut dire. Oui, en trois exemplaires, un pour toi, un pour moi et un pour les archives du Vatican. Tu signes avec ton sang bien évidemment.» Disant ça, il piqua le pouce de Job avec la plume, faisant perler le sang, et la lui tendit. «T’occupes pas des trucs en petits caractères, c’est pas important, c’est juste pour l’administration.» Puis ce fut à son tour de signer. Il le fit avec la griffe de son index gauche (Ben oui, il est gaucher.), qui laissa une trace de brûlure sur le parchemin. «Voilà, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi. Tu auras ta femme dans trois jours. Un p’tit coup d’rouge pour fêter ça?» Job se retrouva avec un verre de rouge à la main, le diable aussi, mais lui le vida d’un trait avant de dire : «Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai encore un rendez-vous avec un client, et si j’veux pas m’faire engueuler par Bobonne…» Et il disparut! Job resta là, assis dans sa cuisine, les parchemins dans une main et un verre de vin dans l’autre. Il finit par le boire… C’était du bon! Et il retrouva le sourire, maintenant, il était tout détendu, comme sur un nuage. «Ben c’était pas plus difficile que ça, finalement!». Tout le monde remarqua le changement d’humeur de Job pendant les trois jours qui suivirent. Il était aimable, souriant, de bonne compagnie, encore mieux qu’avant. Personne ne savait pourquoi, car il n’avait encore rien dit, mais tout le monde en fût content.
Et même si quelques plaisanteries jaillissaient encore par ci, par là, il répondait «Bientôt, bientôt.» avec un sourire qui en disait long… Non, en fait, vu qu’on savait rien, mais qui sous-entendait plein de choses. Le soir du troisième jour, quand il rentra chez lui, quelque chose l’intrigua. Y avait un truc qui collait pas. La nuit commençait à tomber et c’était un peu sombre mais l’odeur d’herbe fraîchement coupée l’aida à deviner : La pelouse était tondue! Et même la haie avait été taillée! Il allait utiliser ses clefs mais c’était ouvert. Quand il entra, il reconnut à peine le vestibule. «Tiens, il était rose, le papier, là?» Et rien qui trainait par terre, juste sa paire de chaussons, qu’avaient été lavés, qui sentaient bon et qui semblaient n’attendre que ses pieds. Des odeurs émanaient de la cuisine, des bonnes odeurs, ça sentait les oignons cuits, la viande rôtie, enfin des odeurs de plein de bonnes choses qui donnaient faim. Il entra dans la cuisine. Elle était immaculée! La table était mise avec deux couverts et une soupière trônait au milieu, accompagnée d’une corbeille pleine de tranches de pain et d’une bouteille de vin. Le bruit de la friteuse lui rappela qu’elle n’avait plus servi depuis que sa mère n’était plus là. Et à travers la vitre du four, qui n’avait jamais été aussi transparente, il apercevait un grand plat en terre qui avait bien du mal à contenir le rôti qui cuisait dedans. Ensuite, il la vit. Elle était devant l’évier affairée à la vaisselle. Job était intrigué mais quand elle se retourna… Là, Job faillit prendre ses jambes à son cou mais sa réaction fût tout autre : Il éclata de rire! Mais d’un rire, jamais il n’avait rigolé comme ça! Il était plié en deux, à se tenir les côtes. Il finit par en tomber par terre, continuant à rire sans pouvoir s’arrêter, se tordant tant ça lui faisait mal. Les yeux remplis de larmes et entre deux hoquets, il réussit à se relever, mais à peine debout, il repartit de plus belle. Parvenant enfin à se calmer, il s’appuya sur le dossier de sa chaise et contempla le spectacle. Faut dire que voir le diable avec des talons aiguille, des bas résille, un p’tit tablier de soubrette sur une petite robe noire trop courte, plus une perruque blonde en prime, ça valait le coup d’œil! «Ah ben Lulu… Oui j’crois qu’j’peux t’appeler Lulu maintenant! Ouah! La grande Lulu! Lulu la Nantaise! Ouah!» Et il se remit à rire encore et encore. «Oui, Job, je sais, c’est pas c’que tu attendais, mais assied toi, mange, et je vais t’expliquer.»"La Lulu" servit une assiette de soupe à Job, et un verre de vin (Oui, quand tu fricotes avec le diable, tu peux bien boire pendant la soupe!). Job goûta la soupe, puis le vin, les deux étaient très bons. Le diable se servit aussi, s’assit en face et expliqua à Job que tout puissant qu’il soit, il n’avait pas réussi à trouver une femme qui voulait venir vivre avec lui. Il avait beau
leur promettre la beauté éternelle ou des montagnes de bijoux, aucune n’avait accepté, soit parce que y avait la vaisselle à faire, soit à cause du ménage ou alors, tout simplement parce que c’était Job, pour celles qui le connaissaient. Pour la chose, là, il avait trouvé pas mal de candidates, mais dès qu’il abordait le côté des corvées, c’était un non catégorique! Mais bon, fallait pas désespérer, il allait voir du côté de ses damnées, ce serait bien le diable s’il n’arrivait pas à en trouver une qui accepte de revivre à nouveau, quitte à les faire ces corvées. Rester à en trouver une qui parlait Français, oui, pasque Breton, il était sûr, y avait pas! Il comprenait pas bien pourquoi, mais des Bretonnes, il en avait pas! C’était pas toutes des saintes, quand même! Faudra qu’il étudie la question une fois de retour au bureau pour éclaircir ce mystère. Des Françaises, ça, il en avait, plein, comme cette Coco machin, là, qu’était jamais contente et qui lui cassait les pieds tout l’temps. Oui, celle-là! Bon, elle se débrouillait en couture mais elle était nulle en cuisine. Et pas sûr du tout qu’elle soit d’accord pour le ménage! Mais bon, il allait bien finir par trouver et en attendant, il allait faire le remplacement, comme ça, le délai de livraison prévu dans le contrat était respecté. Job l’écoutait d’une oreille distraite tout en dégustant son repas et le vin, qu’était vachement bon. Après la soupe, Lulu lui avait servi du rôti, avec plein de frites. Ensuite, un p’tit bout d’fromage avec du pain et du beurre, enfin cinq plutôt, car le plateau était bien garni. Après, y avait du gâteau au yaourt que Lulu avait fait l’aprèm, juste après avoir tondu la pelouse, mais Job en pouvais plus. Il se contenta d’un café et partit au lit. Quand Lulu entra dans la chambre, Job somnolait à moitié et ouvrit timidement un œil tout en se retournant. Ce qu’il vit malgré le faible éclairage de la lampe le réveilla d’un seul coup! La Lulu était en chemise de nuit bleu clair, avec des chaussons roses aux pieds qu'avaient des gros pompons dessus. Les chaussons, bon ça encore, ça aurait pu passer, mais les bigoudis et l’espèce de pâte verte sur le visage... «Ah là, non! Ça va pas êt’ possib’! J’crois qu’j’m’y f’rai pas! On va arrêter les frais! Pour la femme, j’arriverai bien à m’débrouiller, ou bien alors je m’en passerai. Merci pour le repas, et pis aussi pour le ménage et le jardin, mais stop, on arrête là et vous rentrez chez vous.» «Mais Job, tu as un contrat, signé de ton sang, tu ne peux pas de débarrasser de moi comme ça. N’oublies pas qui je suis!» «Ben justement, parlons en du contrat. Vous l’avez signé aussi, non? C’est marqué d’dans, que si le fournisseur ne respecte pas les délais, etc., etc., le client est dégagé de toute obligation et de tout engagement, et doit être remboursé au double de ce qu’il a versé.»
«Hein! Où ça qu’c’est marqué?» «Dans les p’tites lignes, paragraphe quat’, alinéa deux, je crois, j’ai été facteur, je sais lire, et les trucs de contrats, j’connais aussi.» Le diable relisait le contrat «Putain, t’as raison! Mais j’les avais jamais lues celles-là, moi! Bon Job, on va pas s’fâcher, ce s’rait bête de s’embrouiller pour des détails. Tiens, j’te propose un truc. Tu m’accordes un peu d’temps et j’t’en trouve une avec toutes les options, seins refaits, belle peinture, jantes larges… Tu vois l’ topo, j’me moque pas d’toi. Et tu choisis la couleur!» «Non, c’est pas la peine, j’en ai pas besoin.» «Bon, j’t’en mets deux, une pour la maison et une pour le plumard, tiens, qu’est-ce t’en dis? Et un p’tit garçon en prime, j’ai eu un arrivage de scouts y a pas longtemps, i sont presque neufs! Là je m'tranche la gorge! Allez…» «Non, j’vous dis!» «Tr…trois?» «Non et re-non! Vous m’rendez mon âme, j’vous fais cadeau de la deuxième que normalement j’aurais droit d’après l’contrat, j’saurais pas quoi en faire, déjà qu’la première… Et puis allez oust, et qu'on en cause plus!» Le diable s’avoua vaincu, même lui ne pouvait rien contre les p’tites lignes, il rendit son âme à Job, et il partit. Job, tout tranquille, alors que quand même, i venait de s’opposer au diable, éteignit la lumière, se retourna et s’endormit. A partir du lendemain, un changement s’opéra chez Job. Il s’habillait plus propre, il buvait moins, et surtout, sa maison était toujours impécab’! Et vous savez quoi? Ben quelques mois plus tard, il mariait la Dominique! Et puis elle, avec le petit pécule qu’é s’était mis de côté, elle a ouvert une boutique où qu’é vend des crèmes, des trucs relaxants pour les massages et puis des huiles qui sont essentielles qu’i paraît. Et pis aussi des jouets je crois car dans sa vitrine, y a un p’tit canard jaune que je vois pas bien à quoi qu’i pourrait servir pour la relaxation. Et pendant qu’é tient son commerce, ben le Job, i s’occupe de sa maison, même que c’est lui qui fait à manger quand é rent’ le soir. Comme quoi…